Au-delà de sa dimension provocante, cette assertion de Nicholas Taleb appelle un certain nombre de commentaires. Je ne reviens pas sur ma détestation de l’expert quand il revendique le monopole de la décision, ou, pire, lorsqu’il conteste et disqualifie la décision politique – donc stratégique – au nom de son expertise. Ces sujets font déjà l’objet de publications précédentes.
Sans le disqualifier, je veux aujourd’hui préciser le rôle de l’expert et son champ d’action légitime, par l’illustration de quelques exemples.
Je n’imagine pas de confier la « gestion » de mon cancer à mon cercle d’amis intimes, ma compagne ou mon voisin. Mon Médecin, expert en la matière, est celui vers lequel je me tourne naturellement : il me décrit le phénomène, me précise son évaluation en matière de gravité, m’expose les alternatives de traitement, m’accompagne dans la durée. Mais, à aucun moment, il ne décide.
Je n’envisage pas, non plus, de confier au premier venu la confection d’un dîner mémorable auquel j’envisage de convier les gens que j’aime à l’occasion de mon prochain anniversaire. Je me tournerai plus volontiers vers Paul Pairet ou Adrien Cachot. Ensemble, nous envisagerons quelles surprises, quels plaisirs, et donc quels plats accompagneront ma volonté de faire vivre un moment inoubliable. Leur expertise me rassure quant à la qualité certaine du résultat.
L’expert est donc bien indispensable tant au traitement de mon cancer qu’à la réussite de mon prochain anniversaire.
Je n’entends me priver ni de son diagnostic, ni de sa capacité à mettre en œuvre.
Pour autant, je n’envisage certainement pas de « m’en remettre à lui ».
Décider d’un chemin thérapeutique dans le premier cas, d’un chemin culinaire dans le second, relève de ma seule compétence.
Aucun « modèle de décision » ne s’impose à moi. Il y va de mon libre arbitre, de mon rapport à la mort d’un côté, de mon rapport au bonheur de l’autre… En d’autres termes, de ma vie.
S’en remettre aux experts implique donc une démission originelle, la négation même de sa propre existence.
L’entreprise a trop souvent à souffrir de cette démission du décideur que la responsabilité future décourage parfois.
Il en va de même pour la collectivité : le politique cesse d’arbitrer, se réfugie derrière l’expertise, s’imagine « responsable mais non coupable ». L’expertise ne porte pas de nom, n’a pas à se faire réélire, et ne cherche pas à être sur la photo. L’expert est l’outil parfait pour extraire le politique de sa responsabilité (encore une idée de N.Taleb).
Sur ce thème, nous vivons une époque toute aussi instructive que désespérante !